HtmlToText
suivre ce blog administration connexion + créer mon blog 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 > >> 15 février 2018 4 15 / 02 / février / 2018 00:44 photographie n° 84 elle ne sait pas ce que cette photographie fait là, dans cette boîte, au milieu des autres. rien ne l'y relie. ni le « style », ni le format, ni l'ancienneté. c'est une image bien plus récente, une image du début des années 1990. elle en est sûre bien qu'elle ne pourrait plus donner la date exacte ; elle en est sûre parce que cette image, au contraire de toutes les autres et même si elle ne se souvient pas véritablement l'avoir fait, c'est vraisemblablement elle-même qui l'a prise. c'est un cliché en couleurs de format 9,5 x 13, de qualité plus que médiocre. contraste avoisinant le zéro, teintes désaturées, grain épouvantable dû à une faible lumière sans doute compensée par une profusion de asa. le cadrage est lui-même approximatif : si le sujet est à peu près centré, la ligne d'horizon penche dangereusement sur la gauche, comme si la photographe avait été déséquilibrée. ou ivre. l'image représente une baraque à frites. une sorte de « schnellimbiss » sans client(e)s, perdu sur une place immense, une petite lueur sur un océan de neige boueuse. on sent d'ici l'huile frelatée, la bière douteuse, le pain mou et la moutarde à bon marché. on entend les toussotements du groupe électrogène. il fait nuit. c'est la fin de l'hiver ou peut-être le tout début du printemps. elle ignore pourquoi elle a photographié cela. peut-être pour garder quelque chose. peut-être pour se donner une raison d'être là. nous sommes à wrocław en 1992 ou 1993 et la pologne qui n'en est plus à son coup d'essai quitte tout juste la tutelle soviétique pour sombrer sous le joug capitaliste. la ville éventrée semble sortir de la guerre ; aussi loin que porte le regard tout n'est que grisaille, ruines et gadoue. comme la photographe elle-même, d'ailleurs, alors au plus profond de ses éthers et de ses démons. échouée là presque par hasard. et qui ne se souvient pas de tout. c'était un de ses derniers vrais grands voyages. elle avait débarqué en silésie par un invraisemblable entrelacs de circonstances, suivi des idées qui n'étaient pas les siennes puisqu'à cette période de son existence elle n'était plus guère capable d'en avoir. elle avait débarqué dans un camion venu d'allemagne, avec un petit groupe venu implicitement voir s'il n'y avait pas quelque chose à « anschlusser » après l'abandon du bloc communiste. des ceusses aux allures de fausses(-aux) aventurières(-ers), des ceusses qui avaient trop écouté wagner et ne trouvaient pas « wrocław » parce que sur leur carte routière était encore écrit « breslau ». dans la cabine surpeuplée ça sentait le schnaps, le shit et le stupre. et elle, après tout, à l'époque elle n'en demandait pas plus. après ? après, plus rien. un grand trou. des bribes. une chambre dans un hôtel qui avait sans doute jadis été luxueux, un bâtiment aux couloirs sombres et aux plafonds démesurément hauts, des tables rondes alignées en rangs d'oignons sous de fastueux lustres auxquels manquaient les trois quarts des ampoules, l'eau qui coulait marron et à grands bruits dans les lavabos, la vodka détaxée, l'éparpillement du « groupe » suite à on-ne-sait-quel conflit interne, les déambulations solitaires sur les rives cradingues de l'odra, les chutes sur les trottoirs défoncés, les rencontres dont il ne reste rien, hormis peut-être une brève sororité avec une punkette de presque deux mètres qui faisait régner la loi sur le parvis de la gare. et qui dans un approximatif mélange de français et de polonais l'appelait « petite świnia ». et puis cette baraque à frites. et puis deux ou trois jours plus tard les derniers zlotys pour un train vers l'ouest. toute seule. *** un quart de siècle plus tard la vieille dame tourne et retourne la photographie dans sa main. « ce sont finalement les images ratées qui racontent le mieux l'histoire », lance-t-elle avant de replacer définitivement le cliché dans sa boîte. publié par nicole garreau - dans quand on se retourne le passé est devant nous commenter cet article 11 juin 2017 7 11 / 06 / juin / 2017 22:35 le temps des cerises elle y repense à chaque fois, tu sais. elle y repense chaque mois de juin lorsqu'elle monte à pieds la vicinale qui longe l'arguignon, pour aller chiper des cerises sur le coteau. elle y repense chaque mois de juin quand l'air acquiert cette si singulière épaisseur. elle vous revoit là-bas, à une autre époque, dans une autre vie, marchant sur cette interminable route qui serpentait de venasque à murs, les épaules sciées par de trop lourds havresacs. vous alliez bouffer le monde. et ce con de monde ne le savait pas. elle revoit le village, la vieille épicière — avait-elle seulement l'âge que vous avez maintenant ? — chez qui vous alliez déconsigner le jour les bouteilles vides que vous lui aviez volées la nuit. et l'adipeux-baveux qui vous avait engagées à l'arrache pour la cueillette des burlats, en se disant que vous étiez certes un peu chelous mais qu'avec vos têtes à la mona bergeron il parviendrait bien à vous sauter quand même. enfin surtout toi. elle elle était trop pas assez. trop grande, trop mal fichue, trop garçon manqué. pas assez tableau de chasse. elle revoit la canadienne plantée en contrebas du verger, le shit, le néo-codion®, le gris de boulaouane. les journées entières passées dans les arbres. mais pas comme la duras, non. comme deux paumées raides défoncées, coincées dans des rêves trop grands pour elles. deux francs de salaire le cageot de quatorze kilos. vous n'aviez pas gagné un rond. le paysan ne vous avait pas sautées et vous avait virées. le monde ne s'est pas fait bouffer. elle y repense à chaque cerise, tu sais. depuis trente-cinq ans. -------------------- billet initialement publié ici . publié par nicole garreau - dans quand on se retourne le passé est devant nous commenter cet article 11 juin 2017 7 11 / 06 / juin / 2017 22:19 les cheveux mauves je me fends de ce dazibao pour rien, chère madame — pour rien puisque vous ne le lirez vraisemblablement pas. je ne vous imagine pas muser sur internet. je me fends de ce dazibao parce qu'en descendant la grand-rue je vous ai vue, tout à l'heure, allongée sur le trottoir. enfin allongée est un grand mot. seules vos jambes l'étaient, jointes, parfaitement droites, étalées sur le bitume. votre buste était lui vertical, maintenu par un secouriste. j'ai vu votre corps trémuler de la tête aux pieds, j'ai vu votre main gauche hésitante se porter à votre visage, la droite serrer votre sac. j'ai vu vos cheveux gris tirant sur le mauve. j'ai vu votre menton trembler. j'ai vu votre peur et votre stupeur, votre choc et vos larmes. j'ai vu que vous saviez déjà que c'était la fin de quelque chose, que vous aviez atteint l'âge où une chute, même bénigne, change irrémédiablement la suite de la vie. que cet incident sonnait le glas de votre autonomie. j'ai vu que vous m'aviez vue vous regarder, aussi. et je vous supplie de bien vouloir m'en excuser. je ne suis pas douée pour l'empathie. vous étiez juste jolie. -------------------- billet initialement publié ici . publié par nicole garreau - dans la vieillesse est un naufrage commenter cet article 3 décembre 2016 6 03 / 12 / décembre / 2016 00:18 photographie n° 7 la vieille dame se frotte les yeux : bien sûr, ces images ne sont ni classées ni annotées, mais aussi étrange que cela puisse désormais lui paraître c'est bien elle sur ce cliché. elle peut le jurer. elle il y a longtemps, elle « avant ». mais avant quoi ? avant la vieillesse, la fatigue, la résignation ? avant la sérénité de celle qui arrive au bout ? elle ne saurait dire la date exacte ; elle sait seulement que c'est une photographie du tout début de ces années-là — des brèves années d'envols et de chutes rapprochés. c'est une photographie rectangulaire, de format 9 x 13, avec les couleurs assez peu tranchées des films kodak® de cette époque. nous sommes à l'aube des années 1980. après ma